Mon colonel, quelles ont été les conditions de votre désignation pour succéder au colonel Héon à la tête du GTD-B Lyautey ? Quelles ont été vos réflexions ?
Lorsque l’attaque est survenue le 21 février, je commandais le 2e REI depuis 2016 et la plupart des compagnies de mon régiment était en phase de projection à cette période ; le général Nicol, commandant la 6e Brigade légère blindée (6e BLB), m’a immédiatement informé de la gravité de la situation ; il m’a demandé de me tenir prêt à partir rapidement (sous 48H) pour remplacer le colonel Héon si nécessaire afin d’assurer la permanence du commandement du GTD-B Lyautey.
Ma désignation n’a pas été source de questionnement de ma part. Du fait de l’urgence et du caractère inédit de la situation, mes réflexions ont été très pragmatiques. Il fallait un chef de corps pour commander le GTD-B Lyautey. Le commandant de la 6e BLB, en accord avec le général commandant la 3e division alors COMANFOR Barkhane[1], m’a désigné car j’étais disponible, donc je partais.
De mon côté, je me suis immédiatement attelé à la préparation de cette projection inopinée. D’une part, j’ai donné les directives indispensables pour la base arrière du 2e REI désormais aux ordres du commandant en second, le LCL Edouard, d’autre part, après un point de situation avec le BOI sur la situation au Mali, j’ai constitué une équipe resserrée composée de mon conducteur (CCH Franck) et d’un garde du corps (ADJ Serguiei).
Enfin, j’ai prévenu mon épouse et mes enfants en leur expliquant tout simplement pourquoi j’allais partir en mission…
Connaissiez-vous déjà votre prédécesseur ? L’unité dont vous avez pris la tête ? Quelles conséquences cela a pu avoir ?
Sans être proches, le chef de corps, son régiment et moi-même n’étions pas des inconnus l’un pour l’autre et cela a été un atout opérationnel.
D’une part, le 1er Régiment de Spahis (1er RS) qui formait l’ossature principale du GTD Lyautey appartient à la 6e BLB comme le 2e REI et lors de différentes missions (Sentinelle Paris 2016), exercices (Anvil 2017) et évaluations (CENTAC, CENZUB) du 2e REI, des escadrons du 1er RS étaient venus régulièrement nous renforcer. De même, lors de l’opération Barkhane, plus de 90% des soldats du GTD-B Lyautey provenaient de la 6e BLB. Cette homogénéité source de connaissance et de confiance mutuelles a également été un des piliers de la capacité d’encaissement de ce GTD-B pendant toute sa mission et ce en dépit des épreuves.
D’autre part, je connaissais le colonel Héon car nous nous étions déjà croisés plusieurs fois au cours de nos parcours professionnels respectifs ; notamment nous étions chefs de corps au sein de même brigade depuis 2017. Cela a grandement facilité nos échanges de consignes sur zone et a immédiatement permis d’établir une relation de confiance simple et directe entre nous.
Enfin pour l’anecdote, en 2003 déjà, c’est le chef de corps du 1er RS, le colonel D. qui m’avait remis mon fanion de commandant d’unité au Tchad à Abéché lors de l’opération l’Épervier.
Comment vous êtes-vous préparé à être projeté dans de si brefs délais pour une mission aussi complexe et exigeante ?
Il n’y a pas eu de mise en condition spécifique car, entre la désignation et le départ, il y a eu moins d’une semaine. Le travail de préparation opérationnelle (maintien de l’aptitude physique et médicale, carnet de tirs à jour, exercices de CO réguliers, suivi des projections de la brigade, dossiers administratifs prêts), conduit en amont et au quotidien au sein du 2e REI tant sur le plan individuel que collectif, a porté ses fruits et m’a permis de partir rapidement et en confiance sur un théâtre que j’avais déjà connu en 2013 lors de l’opération Serval.
Les jours précédant le départ ont servi essentiellement, outre l’organisation de la base arrière, à régler les détails matériels avant la projection et à s’approprier intellectuellement la situation opérationnelle générale au Mali. Ainsi, en plus de l’appui du BOI du régiment et de la brigade, je me suis rendu à Paris pour un point de situation complet au Centre de planification et de conduite opérationnelle (CPCO) sur l’opération Barkhane suivi d’un entretien particulièrement concret avec le chef du CPCO[2] sur les attendus concrets liés à la relève d’un chef de corps blessé en opération pour la première fois depuis 1978[3].
Les soldats du GTD-B devaient être touchés par la perte de leur chef et le décès de leurs deux frères d’arme. Comment avez-vous procédé pour remobiliser toutes leurs forces morales vers la mission ?
Lorsque je suis arrivé à GAO au Mali, le GTD-B venait de terminer son opération sous les ordres du LCL M., chef opération à l’époque et actuel chef de corps du 1er RS depuis 2021. Il avait assuré avec brio la suppléance de commandement en dépit de l’effet de sidération qu’avaient pu produire les pertes au combat du régiment.
Dès mon arrivée, j’ai fait regrouper la totalité du groupement pour passer en revue les soldats et leur dire quelques mots très simples sur ce qui venait d’arriver et le sens de notre mission au Mali :
« 1/ Votre chef de corps et vos camarades ne sont pas des victimes passives d’un attentat quelconque. Ils ont été blessés et tués lors d’une attaque à l’EEI par un ennemi qui nous fait la guerre et à qui nous faisons la guerre.
2/ Si hier, deux soldats du GTD-B sont morts pour la France, notre devoir aujourd’hui est d’être individuellement et collectivement à la hauteur de leur sacrifice, en poursuivant la mission qui nous a été confiée ici au Mali.
3/ C’est la raison de ma présence parmi vous. Je ne suis pas venu pour commander le 1er RS à la place du colonel Héon. J’ai été désigné pour poursuivre avec vous la mission confiée au GTD-B. Notre mission, c’est de pourchasser et combattre les combattants djihadistes au Mali et la mission pour un spahi, un marsouin, un soldat comme pour un légionnaire est sacrée. C’est pourquoi nous allons continuer à la remplir, jusqu’au bout, sans répit, sans relâche et y compris potentiellement avec de nouvelles pertes. Il faut s’y préparer et, ensemble, nous allons « faire face »[4].
À l’issue de la prise d’armes, j’ai tenu à serrer la main de tous les spahis, marsouins, légionnaires et soldats du GTD-B Lyautey pour leur témoigner ma confiance et saisir leur regard puis nous avons chanté le chant du 1er RS.
Une formation au combat est un tissu humain complexe à appréhender, qui plus est lorsque vous n’en êtes pas initialement membre. Comment avez-vous relevé ce défi en si peu de temps ? Quels ont été vos leviers ?
Effectivement la connaissance mutuelle, la cohésion, la confiance sont des leviers essentiels pour mener des soldats au combat. À défaut d’avoir le temps de connaitre chacun des cadres et des soldats du GTDB Lyautey, je me suis appuyé sur la force de nos savoir-faire opérationnels communs (procédures, doctrine) et je me suis fixé comme objectif premier le fait qu’ils seraient commandés en toutes circonstances avec des ordres simples, directs et clairs. Pour cela d’une part, je me suis déplacé rapidement et en permanence dans toutes les unités du groupement tactique afin d’échanger et prendre la température. D’autre part, j’ai relancé le CO sur la planification des opérations à venir de sorte que ces dernières ne connaissent pas de temps mort tout en veillant en permanence à « penser tactique ». La réactivité, le professionnalisme des cadres du CO ainsi que le volontarisme et les marques de confiance des soldats que j’ai pu rencontrer ont été un appui précieux pour dissiper toutes formes de doutes sur ce sujet.
Cette mission était exceptionnelle à plus d’un titre, y a-t-il des expériences en particulier dans votre vie ou dans votre carrière qui vous y avaient préparé ?
La mission conduite par Lyautey a été dure mais exaltante. La relève sur position du chef de corps suite à l’attaque s’est déroulée en souplesse et rapidement en dépit du contexte sécuritaire dégradé́. Elle a permis de conduire la mission à son terme tout en redonnant une nouvelle impulsion au GTD-B. il me semble que chacun des spahis, légionnaires, marsouins et soldats est reparti avec la certitude d’un travail accompli avec détermination, et plus fort car aguerri par les difficultés traversées.
À titre personnel, il s’agit d’une mission en effet exceptionnelle dans le sens où sans préavis, je me suis retrouvé en opération pour commander une unité que je ne connaissais qu’imparfaitement tout en laissant mon régiment et mes compagnies à d’autres chefs. Ce n’était pas ce que j’avais imaginé en prenant le commandement du 2e REI à l’été 2016. Mais cela a été finalement la mission qui m’a été confiée et j’ai veillé à l’exécuter de mon mieux à chaque instant dans sa lettre et dans son esprit.
Aujourd’hui, je me dis que finalement tout mon parcours professionnel m’avait préparé indirectement à faire face à cette situation exceptionnelle : que cela soit comme chef de section au commandant d’unité en opérations au Kosovo, au Tchad, en Côte d’Ivoire ou comme officier inséré en Afghanistan par exemple, je me suis retrouvé plusieurs fois dans des situations complexes. Ces expériences m’ont certes endurcies mais elles ont surtout renforcé ma confiance dans la pertinence de nos savoir-faire et de nos savoir être, savoirs que nous apprenons tout au long de nos formations (cadres d’ordres) afin d’être prêt le jour J et commander au combat.
Quelles leçons personnelles dans le domaine de la détermination et de la force morale cet engagement aurait pu vous apporter ? Ont-elles modifié votre vision de votre rôle de chef ?
Les soldats qui composaient le GTD-B Lyautey ont fait preuve d’un réel esprit de corps et ont surmonté les difficultés en s’appuyant sur les valeurs de notre communauté́ militaire. Si les deux attaques majeures n’ont pas entamé́ la détermination ni la valeur opérationnelle, elles ont toutefois fait prendre conscience des réalités de la guerre aux plus jeunes.
Je ne crois pas que cette opération ait changé ma vision de mon rôle de chef. Elle m’a plutôt conforté sur le rôle fondamental du chef au combat, sur l’importance de la force morale individuelle et collective ainsi que sur la nécessité absolue de se préparer tous les jours et en toutes circonstances à partir n’importe où pour les combats les plus durs.
Je ne sais pas où aura lieu le prochain combat mais je dois « être prêt »[5]. Il n’y aura pas forcément de sas. Pour moi, quelle que soit la mission qu’il ne choisira pas, l’objectif d’un soldat est de vaincre au combat. Fondamentalement, il n’a donc qu’une seule et unique raison d’être : se préparer pour « être prêt » sur court préavis à un éventuel engagement majeur. Cette détermination s’acquiert physiquement et intellectuellement avant même la préparation à une éventuelle projection, elle commence dans la vie de tous les jours au quartier comme à l’entraînement. Pour cela, en tant que chef, il me paraît indispensable de dire les choses simplement et avec discernement tout en veillant en permanence à donner du sens à l’action (l’effet majeur). Par ailleurs, mais c’est valable aussi à tous les niveaux d’encadrement -du caporal au colonel, il s’agit de faire preuve de rigueur dans son comportement et sa tenue en toutes circonstances (l’exemplarité), de développer à la fois la force morale (l’esprit guerrier, parler de la mort) et la combativité individuelle comme collective, et ce à travers l’aguerrissement, l’entretien des savoir-faire élémentaires du combat, la préparation intellectuelle et l’exploitation de toutes les opportunités d’entraînement.
Aujourd’hui, nous cherchons à nous préparer à des combats plus durs. À mon sens, il faut donc insister encore plus sur la préparation morale de chacun d’entre nous à ces combats pour limiter les effets de sidération. La mort, la blessure sont des réalités du combat ; se prépare-t-on moralement suffisamment à y faire face dans une société où la notion de mort est largement évacuée ? Cela passe par l’importance des mots que l’on utilise : il n’y a pas de victimes d’attaques EEI, il y a des morts et des blessés en opération ; lorsque l’on est en opération extérieure, on n’est pas en projection, on fait la guerre. Or à la guerre tout est possible, même et surtout le pire, il faut donc s’y préparer maintenant. C’est notre devoir de soldat.
[1] Général de division Bruno Guibert
[2] Le général de division Thierry Burkhard commandait le CPCO
[3] Colonel Salvan, chef de corps du 3e RPIMa, gravement blessé en opération à Beyrouth au Liban
[4] Devise du 1er RS
[5] Devise du 2e REI