Dans l'essai Petit Poucette, qu'il publie en 2012, Michel Serre philosophe et historien des sciences, passionné de pédagogie, décrit les jeunes d'aujourd'hui comme des Saint Denis modernes. La légende raconte que Saint Denis, décapité, aurait traversé Montmartre sa tête sous le bras. Selon Michel Serre, les jeunes générations, qui se promènent avec leurs smartphones ultra connectés, sont semblables au Saint : ces jeunes gens portent leur tête entre leurs mains. Michel Serre voit en effet dans les nouvelles technologies une forme extérieure d'intelligence qui libère la mémoire, supplée aux défaillances de notre pensée, et libère de ce fait la seule faculté que les machines n'ont pas encore été capables de reproduire, l'imagination, le talent créateur, l'imprévisible inventivité humaine.
L'image est élégante. Elle fait réfléchir, face à ces petits Poucets, ces modernes Poucettes, qui mitraillent de leurs pouces les écrans de leurs téléphones. Et Michel Serre de se demander si cette nouvelle génération pense autrement, apprend autrement, et si on devrait, en conséquence, lui enseigner autrement.
C'est parce que ces questions sont légitimes, parce que les nouvelles technologies mettent à la disposition des élèves et des maîtres des outils inouïs, qu'il est temps de remettre en cause nos vieilles pédagogies. Mais ces nouveaux outils ont aussi produit de nouvelles connaissances sur notre faculté d'apprendre et de penser. On les rassemble sous le nom de sciences cognitives[1]. Appliquées à la pédagogie, ces sciences ont donné naissance au néologisme « neuro-éducation ».
Depuis quelques années déjà, l'Armée française joue un rôle pilote dans l'application des sciences cognitives à la formation de ses recrues. La Direction Générale de la Formation du Com Sic (Commandement des Systèmes d'Information et de Communication) dispose de spécialistes en la matière. Les simulateurs de vol de l'École de l'Air utilisent les outils cognitifs, et sont le terrain d'investigation privilégié des chercheurs. Pour former ses hommes et ses femmes à la reconnaissance visuelle de bâtiments ennemis, l'Armée s'intéresse aux ressources des logiciels d'optimisation de la mémorisation, or ces logiciels reposent sur les mécanismes cérébraux de l'oubli, et leurs algorithmes permettent aux apprenants de mémoriser durablement, rapidement, efficacement.
Mais les chercheurs sont cantonnés dans leurs laboratoires, et les formateurs et pédagogues sont pris dans le flux quotidien de leurs missions, de leurs programmes, des besoins immédiats du système éducatif.
Il faut la force d'une institution et la volonté d'excellence des militaires pour que des lieux d'enseignement relevant des Armées puissent accueillir des expérimentations qui représentent, selon beaucoup de spécialistes contemporains, l'avenir de la formation et de la pédagogie.
C'est ce concours de circonstances favorables qui a permis, à Aix-en-Provence, que tout une équipe de classe préparatoire s'engage avec le soutien de sa hiérarchie dans l'aventure de la neuro-éducation. Depuis la rentrée 2018, le Lycée Militaire d'Aix-en-Provence a créé en ECO1 — première année de Classe Préparatoire aux Grandes Écoles, filière économique —, une Cogni'Prépa, c'est-à-dire une classe où les enseignants apprennent aux élèves comment leur cerveau fonctionne, modifient leurs pratiques pédagogiques à partir des découvertes scientifiques les plus récentes, et s'efforcent d'intégrer les nouvelles technologies à leurs méthodes d'enseignement. Car les théories des chercheurs doivent trouver leur application sur le terrain : c'est le seul moyen de les confirmer d'abord, et d'en faire un ferment de progrès ensuite.
Les Lycées et établissements de formation de l'Armée sont un lieu idéal pour de telles expérimentations : les apprenants sont motivés, l'esprit militaire les pousse à la performance, à vouloir aller au bout de leurs capacités, la rigueur militaire permet la mise en place de protocoles précis, et l'esprit d'entreprise guide les innovations. Mais ces établissements de formation de l'Armée sont aussi un lieu idéal, car ils sont ancrés dans une tradition, dans un savoir-faire, il ont des ambitions pragmatiques et décisives : alimenter les troupes qui renouvellent et fortifient la défense du pays. Avoir des pilotes plus performants, des linguistes efficaces, des officiers aux cerveaux rapides et à la mémoire solide et riche : c'est l'enjeu d'une Cogni'prépa en milieu militaire.
Séance d'initiation à la neuro-éducation avec Mme Gaspari pour la classe d'ECO1 2022, au CREPS d'Aix-en-Provence. Crédits photo: Adjudant Florent Bourseau
Le caractère singulier des élèves — adultes, engagés, soumis à des contraintes hiérarchiques — favorise enfin l'expérimentation systématique. Cette expérience a déjà permis de tester un certain nombre de principes de neuro-éducation qui
- accroissent la capacité de concentration et d'attention,
- démultiplie la capacité de mémorisation,
- développent le sens critique,
- permettent d'intégrer l'erreur au processus d'apprentissage
- transforment les modalités de la prise de décision et la confiance en soi,
- développent l'intelligence des émotions,
- jettent les bases d'une capacité décuplée à travailler de manière collaborative, tout en connaissant ses propres ressources et ses propres limites.
La phase suivante pourrait consister à créer un parcours d'acclimatation au commandement fondé sur les retours d'expérience de la Cogni'Prépa et les avancées en neuro-éducation. En combinant contenus académiques, activité physique, connaissance critique et maîtrise de ses propres facultés intellectuelles, capacité à collaborer avec autrui, renforcement de l'estime de soi et aide à la mémorisation par reprises expansées, il y a moyen de renouveler et d'optimiser les formations militaires, qui sont déjà exemplaires à bien des égards.
Le premier principe de tout protocole neuro-éducatif est simple : il faut avoir son cerveau entre les mains. Au sens propre du terme, et non à la manière poétique et imagée de Michel Serre. Avoir non pas une machine, mais son propre cerveau. Entre les mains. Comprendre comment on pense, pas à pas, ou plutôt neurone après neurone. Cela permet alors de comprendre pourquoi — parfois — on ne sait pas, on oublie, on se trompe, on échoue. Et pouvoir ainsi vraiment savoir, apprendre durablement, corriger ses erreurs, et, enfin, réussir. C'est ce que visent ces pédagogies novatrices qui décuplent les facultés mentales de l'homme et utilisent toutes les ressources d'une technologie qui ne remplace pas la grandeur de l'esprit humain par la machine, mais qui fait plutôt du cerveau lui-même une mécanique huilée, performante. Mais aussi, mais surtout, il s'agit de faire de notre cerveau une mécanique capable de se tromper intelligemment, ce qui est le fondement de toute capacité d'adaptation, la voie royale vers des compétences dynamiques et sans cesse en expansion.
Et peut-être aussi la raison pour laquelle il y a une limite à la capacité d'évolution intellectuelle des machines...
Séverine Gaspari, Lycée Militaire d'Aix-en-Provence, Mars 2020
[1] Sciences visant à comprendre les mécanismes aussi bien physiologiques que réflexifs de la pensée et de la connaissance.